I Thought of You, le retour de la douceur intimiste de Julie Doiron
Radio-Canada
Elle compte plus de 30 ans de carrière, une dizaine d’albums solos et d’innombrables réalisations parallèles. Aux États-Unis et au Canada, certaines personnes lui accordent le statut d’artiste culte. Et pourtant, si peu de gens connaissent le nom de l’Acadienne Julie Doiron au Québec. Son album I Thought of You, paru le 26 novembre, est une belle porte ouverte sur son univers pour le public d’ici, surtout qu’elle y est accompagnée par un artiste bien établi dans la province, son amoureux, Dany Placard.
Au Québec, on ne chante ses louanges que très rarement. Ailleurs au Canada, elle n’a jamais fait les manchettes des grands médias, mais son nom est une référence musicale incontournable. Aux États-Unis, par contre, elle fait partie des artistes de musique indépendante que l’important média musical américain Pitchfork suit ainsi que de ces artistes qui ont l’aura assez rayonnante pour qu’on les invite à donner une prestation aux Tiny Desk Concerts de NPR (National Public Radio). Elle collabore aussi de près avec des artistes indie folk très en vue comme Mount Eerie (elle a collaboré sur ses albums Lost Wisdom Part 1 et 2 au cours des dernières années).
Pour arriver à cet album – son premier en solo constitué de nouveau matériel en 9 ans –, elle a dû prendre de nombreux détours, dont un particulièrement marquant en Abitibi-Témiscamingue. Moi, je viens d’une place qui s’appelle Rouyn-Noranda qui est située à la frontière de l’Ontario et de l’Union soviétique, blaguait Richard Desjardins dans son fameux album Live au Club Soda, alors qu’il présentait sa pièce Les Fros. Eh bien, en 2017, l’instant d’une soirée au Festival de musique émergente, la ville minière s’est retrouvée à la frontière de l’Ontario et de l’Acadie. Julie Doiron, native de Moncton, Dany Placard, du Saguenay–Lac-Saint-Jean, et les frères Daniel et Ian Romano, de l’Ontario, se sont retrouvés dans la même loge, alors que le duo Placard-Doiron ainsi que Daniel Romano et son groupe réchauffaient tour à tour la scène pour les rutilants Sadies.
Ce n’est pas que les Romano et Julie Doiron ne se connaissaient pas – au contraire, les trois ont souvent travaillé ensemble –, mais Dany rencontrait Dan et Ian pour la première fois. Et Dany avait une idée en tête : faire enregistrer un album à Julie, sa nouvelle amoureuse. La conversation a mené Placard et Ian Romano à aborder ce projet d’album. Son dernier datait de 2012. Avant ça, elle avait produit des disques à peu près sans relâche depuis 1990.
Il faut rappeler que Julie a commencé sa carrière au tournant des années 90 en tant que moitié du duo lo-fi Eric’s Trip, premier groupe canadien à signer avec l’étiquette américaine Sub Pop. Vous savez, cette petite maison de disques qui a découvert Nirvana et qui a, en quelques sortes, mis au monde le son grunge? Julie faisait partie de cette gang. Eric’s Trip est devenu un groupe culte pour plusieurs, depuis. Elle a continué en solo à partir de la deuxième moitié des années 90.
Je ne crois pas que d’autres l’aient dit comme ça, mais je ne peux pas m’empêcher de la considérer comme la mère de la mouvance musicale bedroom pop, que l’on connaît depuis quelques années. Eric’s Trip, sur son premier album plutôt acoustique, c’était déjà presque ça : créer en douceur avec les moyens du bord. Ensuite, avec ses nombreux albums solos, Julie Doiron a habitué ses fans à une délicatesse intime, comme une ado qui compose ses chansons dans sa chambre, au coin de son lit, s’épanchant sur ses états d’âme nostalgico-romantiques, avec la porte entrouverte. Pour qu’on entende. Pour qu’on l’écoute. Ses chansons sont murmurées, tissées de soie, spontanées comme une page de son journal intime. Et nous, auditrices et auditeurs discrets, attentifs en silence dans la pièce d'à côté, sommes sans défense devant tant de vulnérabilité, avec l’envie de la prendre dans nos bras pour la rassurer.
Le genre de disque qui force le silence, qui fait s’arrêter le temps. Tout devient si doux qu’on a envie de baisser le ton, de s’arrêter et d’écouter. Étrangement, celui qui sait faire ça aussi, c’est Dany Placard. Peut-être pas toujours sur album, mais en spectacle. Il y a quelques années, seul avec sa guitare, devant une salle bondée et bruyante, dérangeante, je l’ai vu adoucir sa voix et son jeu de guitare de la manière la plus subtile et habile, pour immédiatement saisir l’attention du public. Les gens se sont tus. Le silence a rejailli en douceur. Il a souri.
Sur I Thought of You, Julie nous ouvre de nouveau la porte de cette chambre feutrée sur un bon nombre de pièces, notamment Darkness to Light, le premier extrait qu’elle a fait paraître, mais aussi sur Dreamed I Was et Back to the Water. Mais avec son équipage Romano-Placard, elle touche aussi au rock plus assumé, toujours arrangé avec goût et doigté, proposant les plus beaux tons de claviers et d’amplis vintage, comme les vibratos les plus chauds.
C’était vraiment un travail d’équipe. Il n’y avait pas vraiment une personne qui prenait les décisions, explique-t-elle. Le travail aurait pourtant pu être difficile pour harmoniser tout le talent musical, l’expérience en studio et les idées créatives des artistes qui se trouvaient sur place. Au Québec, on connaît bien Dany Placard comme musicien et réalisateur chevronné, mais on connaît moins bien Daniel Romano, qui a pourtant une luxuriante feuille de route. Il a exploré des territoires frontaliers de ceux que Placard nous a fait visiter : folk, rock et country/western. Son frère Ian a aussi beaucoup d’expérience. Et que dire de Julie! Mais tout s’est fait dans la plus grande harmonie, dans la cocréation, sans capitaine à bord. Aucun d’eux n’a le crédit de réalisation.